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Élaboration d’une théorie du changement dans les systèmes éducatifs des pays d’Afrique sub-saharienne

Des repères pour agir …

Résumé :

Après presque cinq années de mise en œuvre, le programme APIQ de l’IIPE UNESCO Dakar financé par l’AFD que nous avons contribué à mettre en œuvre de 2018 à 2022, ambitionnait d’avoir un impact significatif sur le fonctionnement des systèmes éducatifs en Afrique Subsaharienne. De nombreuses évidences suggèrent aujourd’hui que ce fonctionnement est en lui-même caractérisé par une certaine entropie conduisant les systèmes à répéter en boucle un certain nombre de dysfonctionnements, stérilisant ainsi leur capacité de changement.

 

Pour approfondir cette réflexion, il convient d’analyser plus finement les ressorts de ce caractère entropique du fonctionnement des systèmes éducatifs en Afrique (partie 1). Ensuite, il sera opportun de réfléchir à quelques caractéristiques majeures du Programme le dotant ainsi d’une plus-value importante en contribuant à ouvrir une voie de changement et à produire des savoirs néguentropiques (partie 2). Pour prendre la mesure de cette plus-value du programme, il convient toutefois d’analyser les conditions que le Programme doit mettre en œuvre pour ouvrir une telle voie du changement (partie 3).

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I. Le fonctionnement des systèmes éducatifs africains est caractérisé par une certaine « entropie », et la dépasser implique nécessairement de « nouvelles manières de faire »

Le fonctionnement des systèmes éducatifs en Afrique Subsaharienne est caractérisé par une certaine forme d’entropie, c’est-à-dire un processus de gaspillage d’énergie et de dégradation constante de la qualité. Cette entropie est le résultat de modèles d’actions qui conduisent à produire et à reproduire un certain nombre de dysfonctionnements bien documentés comme la domination d’indicateurs chiffrés qui désincitent à l’interprétation qualitative des données et à la production de raisonnements théoriques et stratégiques, ou encore la profusion d’outils de gestion dont l’usage hyper normé ne tolère aucune prise d’initiatives et donc aucune bifurcation du pilotage du système. Le constat est net : les dysfonctionnements bien qu’identifiés se répètent sans cesse, notamment en matière de gestion de la qualité.

 

La domination et la persistance de ces modèles d’actions crées ainsi les conditions pour que le système génère de forts statu quo alors même que la massification de l’éducation et les risques de marchandisation du savoir devraient réorienter sensiblement les métiers de l’éducation. Pour les systèmes éducatifs, cette entropie signifie que des quantités importantes d’énergie, d’hommes, de ressources sont employés avec au final peu d’impact sur la transformation systémique de l’institution scolaire du fait de modèles d’actions obsolètes qui produisent et reproduisent le système à l’identique.

 

Ce fonctionnement entropique est donc en lui-même entretenu par la politique sectorielle et ses outils qui favorisent une stérilisation de toute tentative de changement, et concerne fondamentalement la question du pilotage de la qualité et la nature de ce changement attendu.

 

Dans cette configuration, espérer changer le système implique alors de prendre de la distance par rapport à celui-ci, d’adopter un nouveau regard ou une nouvelle manière de l’observer, et surtout de l’analyser de manière holistique en prenant en compte son entièreté. L’intérêt d’un tel effort d’analyse est notamment de pouvoir identifier les ressorts qui sous-tendent le fonctionnement entropique du système, ressorts qui relèvent le plus souvent d’éléments transversaux, à l’image des modèles d’action décrits précédemment. Ainsi, c’est un véritable « dispositif analyseur » qu’il s’agit de développer, dispositif orienté sur une analyse de l’Institution éducative, et conçue comme un entrelacement vivant de règles, de normes et de résistances à celles-ci. Mais ici, le dispositif analyseur est aussi un « élément perturbateur » (comme les interventions du programme APIQ de l’IIEP UNESCO Dakar, notamment dans son diagnostic) car il éclaire les rouages et les enjeux de l’Institution.

 

Mais l’existence d’un dispositif analyseur ne suffit pas pour rompre avec le fonctionnement entropique d’une Institution et plus fondamentalement, la sortie de cette entropie implique alors :

  • D’identifier de nouvelles « manières de faire », en valorisant et en développant les tentatives existantes, car c’est la seule voie pour commencer à produire une néguentropie, et donc un changement. Ce constat est apparu comme un élément saillant de l’effort de diagnostic mené par l’IIEP-UNESCO Dakar dans les 8 pays bénéficiaires, et d’ailleurs d’autres diagnostics confirment ces résultats sans qu’il ne soit besoin de les citer. L’identification et le développement de ces nouvelles « manières de faire » constitue l’objet d’un ensemble fini d’expérimentations que le programme APIQ souhaite impulser dans ces 8 pays, et qui ont été présentés durant un atelier régional en février 2022. Ces expérimentations sont intéressantes pour commencer à produire une néguentropie, mais toutefois elles ne suffiront pas.

 

  • De résoudre la question de la généralisation : la généralisation est probablement le principal obstacle voire le principal enjeu qui se pose pour la transformation des systèmes éducatifs. La question de la généralisation amène elle-même un point de vigilance car elle peut provoquer des initiatives qui en réalité conduisent à un piège et à un gaspillage de ressources, dès lors que cette généralisation est appréhendée comme une extension des premières expérimentations passant alors par une standardisation et une simplification de pratiques innovantes notamment à travers des dispositifs de formation en cascade.

 

Ainsi, quand on dit qu’il faut généraliser une expérimentation, ou une innovation, se pose les questions de : comme le faire ? par quels dispositifs ? quelle approche utiliser pour que ce qu’il y avait d’innovant dans les premières expérimentations ne soit pas au final simplifié et standardisé et donc dégradé par des appauvrissements successifs, par exemple dans des formations en cascade ou bien encore par des injonctions top-down à faire partout et de la même manière ?

 

Ainsi, ces analyses amènent à penser que l’enjeu de généralisation n’est surtout pas à aborder comme une extension des mêmes pratiques qui auraient fait la preuve de leur « efficacité » ou de leur caractère innovant, selon le mythe prégnant dans les représentations des « bonnes pratiques ». La généralisation devrait davantage se construire à partir d’une incitation (droit à l’expérimentation) à développer, à approfondir et donc à aller plus loin que les premières expérimentations, par exemple en constituant des « pôles d’expertise ciblée ». On ne peut sérieusement décrire ces innovations, de qu’elle que nature qu’elles soient et leur insertion dans le système, si on ne prend pas en compte leurs processus de création et de développement. Dans le cas contraire, la généralisation qui consiste à étendre les modalités simplifiées et standardisées des initiatives initiales produit des effets contraires aux résultats attendus. 

 

Il s’agit alors du « paradoxe de la généralisation », qui désigne l’effet destructeur des initiatives de généralisation de pratiques ou de démarches innovantes lorsqu’elles s’appuient sur des approches qui figent à l’excès les pratiques innovantes naissantes indépendamment des conditions de leur production. Le paradoxe vient alors du fait que contrairement à son objectif attendu, la généralisation ne produit alors aucun impact sur le fonctionnement du système, mais renforce son caractère entropique.

Ensemble constitués d’éléments pris pour référence (outils et de démarches)

Ici, le terme de « système » appliqué à l’éducation fera référence à l’ensemble des institutions publiques et privées relevant du Ministère de l’Éducation.

2. Analyse des caractéristiques d’un Programme d’appui initié par une institution onusienne

L’objectif du programme est d’identifier des problématiques résistantes et de nouvelles manières de les dépasser, ce qui implique de construire des expérimentations en fonction d’intérêts communs, élaborés et partagés entre les acteurs du système éducatif et l’équipe de supervision du programme. Les modalités d’intervention de l’équipe de supervision à distance et en présentiel sont déterminantes dans cette approche et fait l’objet d’une analyse en cours. On peut qualifier la finalité de ces interventions, pensées collectivement, comme un enjeu de mobilisation où il s’agira alors de comprendre ensemble une réalité et de la transformer ensemble à travers un processus de « recherche avec ».

 

Par ailleurs, le positionnement revendiqué du PAPIQ comme recherche-action peut valablement être analysé selon les trois composantes suivantes qui le caractérise :  ingénierie, réflexivité et production de savoirs.

 

Composante ingénierie :

 

La visée du Programme est celle d’une transformation de la réalité. Pour cela, le programme adopte un positionnement : la réalité à transformer est le renforcement du pilotage de la qualité des systèmes éducatifs, mais cette finalité doit être déclinée en plusieurs domaines correspondant à trois problématiques systémiques résistantes identifiées dans les huit pays d’Afrique sub-saharienne où se déroule le programme, problématiques qui sont :

  • Le développent des innovations pédagogiques, leur identification et leur valorisation par des collectifs de praticiens/chercheurs et leur diffusion numérique, ainsi que la modification de la posture des encadreurs pédagogiques appuyée par des groupes d’analyse de pratiques professionnelles,

 

  • La responsabilisation des acteurs des services déconcentrés et le développement des projets éducatifs territoriaux, dans une synergie de déconcentration et de décentralisation en cours,

 

  • Le rééquilibrage entre les pratiques de classement des établissements dans une vision élitiste et des politiques publiques de compensation pour intervenir prioritairement là où il est plus difficile de réussir qu’ailleurs, dans une logique d’instauration d’un dialogue de gestion renouvelée à tous les niveaux de l’organisation scolaire.

 

En plus, la participation à certaines phases de la recherche prépare les acteurs impliqués dans le pilotage du système à comprendre et mieux accepter les résultats des diagnostics partagés et les propositions d’expérimentation qui en sont issues.

 

 

Enfin, l’ingénierie du Programme est articulée autour d’une stratégie de partage et de restitutions perlées selon une logique bottom-up, du terrain vers les services centraux, est décliné en 7 étapes :

  • Au niveau de chaque école de l’échantillon : Restitution des observations de classes et analyses du fonctionnement de l’école avec l’équipe pédagogique

  • Au niveau d’un ensemble d’écoles de proximité : restitution des observations de classes et analyses du fonctionnement de plusieurs écoles avec les équipes pédagogiques élargies

  • Au niveau de chaque circonscription d’Inspection de l’Éducation et de la Formation : restitution des données et analyses au niveau écoles et des analyses sur le pilotage de la qualité du service

  • Au niveau de chaque région administrative d’un service déconcentré : restitution des données et analyses au niveau écoles, des analyses sur le pilotage de la qualité des circonscriptions et du niveau régional

  • Au niveau des services centraux : restitution des données et analyses au niveau écoles, des analyses sur le pilotage de la qualité des circonscriptions, du niveau régional et du niveau central, avec identification d’axes potentiels d’amélioration

  • Au niveau national : restitution des données et analyses au niveau écoles, des analyses sur le pilotage de la qualité des circonscriptions, du niveau régional et du niveau central, avec la validation d’axes potentiels d’amélioration et l’élaboration de chantiers de travail inter-catégoriels.

  • Au niveau de la mise en œuvre de chantiers : co-élaboration et conduite de l’expérimentation avec les acteurs dans une dynamique inter-catégorielle.

 

Composante réflexivité :

 

Le programme tente par plusieurs approches de faciliter un effort des acteurs impliqués pour qu’ils analysent leur propre « manière de faire ». Le postulat ici est que c’est en analysant leur propre démarche que les acteurs du système entrent dans une démarche d’auto-formation. La mise en réflexivité génère alors un effet de formation. Pour cela, différentes techniques et différents « espaces » sont investis :

 

  • Des partages réguliers de la réflexion avec les acteurs nationaux, notamment au titre du diagnostic réalisé (phase 1), à travers les 7 étapes précisées ci-dessus,

 

  • Des ateliers régionaux de partage des résultats sont conduits au format de webinaire de 4 à 5 jours rassemblant environ 300 participants de la sous-région (les pays francophones d’Afrique sub-saharienne). Des témoignages préparés en amont avec les acteurs sont encapsulés (vidéo) et partagés dans ces espaces de mutualisation. A ce jour le Programme a co-produit 21 vidéos de témoignage à portée réflexive, ce qui permet de dégager des « leçons apprises » transversales sur le pilotage de la qualité des systèmes éducatifs, de même que des leçons apprises sur des thématiques spécifiques (le statut des innovations pédagogiques, le rôle et l’utilisation des résultats des évaluations, les dispositifs d’accompagnement pédagogique, etc.)

 

Composante production de savoirs : 

 

La production scientifique « de savoirs nouveaux » doit pouvoir contribuer, d’une part, à renforcer la capacitation des professionnels de l’ingénierie sociale (ici les acteurs du système éducatif) et, d’autre part, à informer certaines décisions politiques.

 

  • Les membres des huit équipes nationales de recherche (soit environ 80 cadres) sont les premiers bénéficiaires d’une formation par l’agir qui s’étale sur la durée de la mise en œuvre du diagnostic participatif (8 à 16 mois). Leurs témoignages collectés et analysés rendent bien compte des évolutions de leur posture professionnelle (prise en compte d’une perception globale du système, identification de marge de manœuvre dans leurs attributions, et validation de l’apport d’un partage d’expérience collectif). L’éthique relationnelle qui prévaut dans ces témoignages se réfère ainsi à la réciprocité dans la relation chercheurs (ESD) – participants (ENR) dans la mesure où la « recherche avec » devient pour tous une occasion d’apprentissage, de conscientisation et de transformation à la condition d’une implication à parité et non surplombante de la part de l’équipe de supervision.

 

  • Au-delà de cet acquis, et relativement indépendamment de sa méthodologie initiale le positionnement du PAPIQ, du point de vue de la contribution à former des professionnels de l’ingénierie sociale dans le domaine de l’éducation, aboutit à une tentative d’élaboration d’une maquette de formation académique en guise de développement du Programme lui-même qui devrait s’arrêter en 2023 (fin du financement du bailleur).

 

Le positionnement du PAPIQ du point de vue de son impact sur certaines décisions politiques constitue un objectif en soi difficilement mesurable car les changements attendus notamment en termes de postures professionnelles ne peuvent apparaitre dans les outils très macros de la politique sectorielle. Cependant des infléchissements notamment dans l’organisation de la collaboration entre acteurs des différents niveaux hiérarchiques constituent de bons indicateurs de ces changements.

​

3. Comment un tel programme peut-il avoir un impact sur ce fonctionnement « entropique » du système éducatif ?

La schématisation suivante démontre que le programme APIQ ne peut véritablement impacter le fonctionnement « entropique » du système qu’à partir des expérimentations et principalement à partir de l’élucidation de la question du paradoxe de la généralisation des innovations (déjà là ou expérimentées).

Figure 1. Schématisation des conditions d'impact du programme APIQ sur les systèmes éducatifs
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En effet, jusqu’à la réalisation des expérimentations, le programme contribue à produire un effort de diagnostic qui permet d’identifier des problématiques résistantes mais qui en elles-mêmes n’ont aucun impact sur le fonctionnement holistique du Ministère et de sa politique sectorielle. Il y a certes la production de connaissances mais celles-ci, à ce stade, ne sont associées à un aucun agir qui puisse impacter véritablement le fonctionnement du système.

 

De plus, dans les systèmes éducatifs observés, d’autres expérimentations pertinentes ont été mises en place mais elles aussi ont buté sur le même obstacle, à savoir la question de la généralisation. Les expérimentations constituent une étape décisive car c’est véritablement à ce stade que le programme se met en condition de commencer à impacter le fonctionnement entropique du système. En effet, la mise en œuvre des expérimentations contribue à la production de nouveaux savoirs qui sont eux-mêmes issus d’une démarche d’accompagnement au changement où chacun se met en situation « d’apprendre à faire ensemble » ce qu’auparavant on ne savait pas faire tout seul. Encore faut-il clarifier qui est ce chacun.

 

Il s’agit de l’ensemble des acteurs qui pilote le système de la classe au ministère, mais aussi les expertises internes (ENR-CCN) et externes (ESD) mobilisées par le Programme dans une dynamique singulière de recherche-action où ces collectifs d’acteurs dialoguent et co-construisent les démarches et les outils, et co-analysent les résultats. C’est cette production de nouveaux savoirs, et notamment la modalité de production de ces savoirs, qui introduit une bifurcation importante dans le fonctionnement du système puisqu’elle propose une alternative aux modèles dominants d’action, et plus globalement de nouvelles manières de faire. À ce stade toutefois, le programme garde un impact très modéré sur le système puisqu’à l’issue d’une expérimentation, ce n’est qu’une toute petite partie du système qui s’est alors « transformée ». 

 

Ainsi, la production par le programme d’un impact effectif sur le fonctionnement holistique de l’institution scolaire ne sera effective que lorsque le « paradoxe de la généralisation » sera dépassé, c’est-à-dire lorsque le Ministère s’emparera de ces expérimentations en établissant des espaces de réflexion collective qui permettront d’analyser les conditions de réussite du développement de ces expérimentations au-delà de schémas préconçus.

 

Cette réflexion n’est toutefois menée jusque-là dans aucun pays, car du côté des partenaires de développement comme des Ministères eux-mêmes, il y a une difficulté à aborder cette question de la généralisation. L’hypothèse qui peut alors être faite est que le paradoxe de la généralisation reste non élucidé puisque la généralisation est toujours abordée comme une simple phase d’extension des pratiques innovantes initiales, sans que la réflexion ne puisse en réalité aborder d’autres possibles qui consisteraient davantage à promouvoir non pas une simplification mais une complexification et un développement par définition diversifié car adapté aux différents contextes d’intégration de ces pratiques jusque-là innovantes. C’est cette diversification qui devient alors le témoin de la réussite du passage de l’expérimentation à son développement endogène au sein du système selon le principe d’essaimage.

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